A propos des rapports entre race et conscience de masse

Rédigé par Michael Wongsam

En Europe, un grand réalignement politique se dessine, avec d’une part les anciens partis de gouvernement traditionnels qui sont entrés dans une période de crise, et de l’autre de nouveaux partis, principalement d’extrême droite mais parfois de gauche, qui se présentent comme une alternative. Aux États-Unis, le système bipartite est en mauvaise santé. Et le GOP (Geat Old Party, à savoir les Républicains) a été complètement récupéré par les nouvelles forces du MAGA, et les principaux secteurs de la classe dirigeante ont suivi.

Afin de donner un sens à ces évolutions, il est bien entendu nécessaire d’évaluer les conditions matérielles objectives qui les sous-tendent. Ces sujets ont été discutés à de nombreuses reprises, notamment les raisons de la crise politique à laquelle sont confrontés les principaux pays impérialistes anglophones et les turbulences politiques croissantes en Europe. Ceux-ci ne seront pas abordés ici.

Il est cependant également nécessaire de comprendre les conditions subjectives fondamentales – l’état de conscience de masse – qui façonnent ces réalignements politiques. Ici, deux des composantes les plus importantes de la conscience de masse seront prises en compte : la conscience nationale et la conscience de classe. Par ailleurs, une catégorie très importante qui interagit avec ces 2 consciences et redéfinit leur poids relatif entre elles, c’est celle de la race. L’origine de la relation entre la race et ces composantes de la conscience de masse sera discutée ci-dessous.

La conscience nationale et ses origines

La conscience nationale s’est révélée être un outil de consolidation du pouvoir d’État au cours du développement du capitalisme. La bourgeoisie, parce qu’elle est une classe dirigeante minoritaire, avait besoin d’entretenir des liens étroits avec l’ensemble de la population afin de préserver son pouvoir face aux conflits intérieurs et aux menaces extérieures. Ces liens ont été noués souvent grâce à la langue, la culture et le territoire communs, éléments qui ont défini l’identité nationale. Ainsi, l’unification de l’Allemagne en 1871 a été précédée de la cohésion culturelle et linguistique des populations germanophones. De même, l’identité nationale de l’Angleterre s’est cristallisée après la rupture des liens avec la France et l’Église catholique romaine pendant la période Tudor.

Toutefois, la conscience nationale n’est pas neutre. Elle reflète les intérêts de la classe dirigeante et entre en contradiction avec la conscience de classe (prolétarienne). Alors que la lutte de la classe des travailleurs pour de meilleures conditions de vie l’oppose à la bourgeoisie, la conscience nationale engendre le soutien de toutes les classes à la concurrence inter-impérialiste et aux guerres de conquête. Cet alignement sert à supprimer la conscience de classe, transformant les éventuels conflits de classes en ferveur nationaliste. En temps de crise, cette dynamique se manifeste par des formes de gouvernance diverses, allant de la démocratie libérale au fascisme – en fonction de la corrélation précise des forces, chacune ayant comme objectif le maintien du contrôle bourgeois.

Conscience de classe et conscience nationale

Le développement de la conscience de classe prolétarienne – la capacité de la classe des travailleurs à comprendre son rôle historique et à agir collectivement dans son intérêt – découle de l’expérience partagée des travailleurs dépossédés par le capitalisme et est médiatisée par la lutte politique. Cependant, cette conscience fait face à une résistance active de la bourgeoisie qui promeut la conscience nationale pour contrecarrer la solidarité de classe. Par exemple, pendant les guerres impérialistes, les travailleurs sont confrontés à un choix : soutenir la classe dirigeante de leur pays et succomber au chauvinisme national, ou affirmer leur indépendance de classe et s’opposer à ses visées guerrières. Plus spécifiquement, la bourgeoisie sollicite activement le consentement, la participation et le soutien de toutes les classes de la nation dans sa concurrence contre les autres nations impérialistes, et pour poursuivre la conquête, la colonisation et l’exploitation de nouveaux peuples en dehors du champ de l’impérialisme. Le développement de la conscience de classe se heurte donc à la résistance active de la bourgeoisie. Elle s’oppose à la conscience nationale qui vise à renforcer la domination bourgeoise.

L’antagonisme entre la conscience nationale et la conscience de classe, et ses liens avec les rapports de forces internes et externes, conduisent alors à différentes formes de domination bourgeoise. La démocratie libérale repose sur l’illusion du pouvoir populaire, tout en maintenant la domination de la conscience nationale sur la conscience de classe. En revanche, le fascisme apparaît lorsque la conscience de classe surgit avec l’émergence de courants « lutte de classe » à la tête du mouvement ouvrier, courants qui menacent la domination bourgeoise. Aussi la bourgeoisie va-t-elle alors chercher à mobiliser la société au nom de l’unité nationale afin d’écraser ces mouvements vers le socialisme, et rendre au moins politiquement inactifs les travailleurs. Comme le montre l’histoire du fascisme classique, son triomphe représente une défaite historique de la classe ouvrière.

Au cours des années 1930, chaque pays capitaliste a connu, à des degrés divers, des mouvements fascistes. Ce n’est donc pas seulement un phénomène culturel ou superstructurel, mais un élément systémique irréductible du capitalisme. Il provient de fait que le capitalisme crée la classe ouvrière, et est par conséquent dépendant de son existence. La bourgeoisie cherche donc à créer des liens avec toutes les classes qui soient plus forts que les liens qui uniraient les autres classes contre elle. Quand les liens verticaux entre la bourgeoisie et les classes populaires sont menacés par le renforcement des liens horizontaux du bas, c’est le moment où la démocratie libérale est abandonnée et où le fascisme est envisagé.

Le fascisme n’est donc pas exceptionnel, mais systémique et n’a rien à voir avec la barbarie de ses méthodes. À l’échelle mondiale et tout au long de l’histoire, le libéralisme a renversé plus de gouvernements démocratiques et subverti le développement de plus de mouvements de libération que le fascisme. Les médias impérialistes eux-mêmes admettent volontiers qu’ils renversent de nombreux gouvernements démocratiquement élus et les remplacent par des dictateurs brutaux plus ouverts aux puissances impérialistes. Mossadegh, Arbenz, Lumumba, Goulart et Allende ont tous été renversés par des coups d’État inspirés par les puissances impérialistes sous des gouvernements démocratiques libéraux. Les méthodes de répression et d’extermination utilisées par les gouvernements fascistes en Europe avaient toutes été mises au point et perfectionnées par les gouvernements démocratiques libéraux européens pendant la colonisation et la construction des empires dans les années 1880 et 1890.

La race et la construction de la blanchéité

La race a été un instrument essentiel de la formation de la conscience de masse, particulièrement et surtout aux États-Unis, grâce à la construction et l’instrumentalisation de la blanchéité. La suprématie blanche est inscrite dans le droit américain depuis sa création. La race est une catégorie socialement construite (c.-à-d. déterminée par ce que les gens croient et ce sur quoi les différentiations sociales sont fondées, et non pas par ce qui existe réellement du point de vue physique). Le droit construit la race à tous les niveaux, façonne les significations sociales qui définissent la race, et concrétise les privilèges et préjudices associés aux différentes catégories de race. Le droit fournit donc le cadre qui va permettre l’utilisation informelle et l’instrumentalisation de la race ainsi que ses conséquences matérielles.

En outre, il s’est avéré nécessaire pour les premières administrations coloniales de Virginie et du Maryland de construire des liens verticaux entre les travailleurs blancs et les élites blanches afin de neutraliser les liens horizontaux entre les travailleurs blancs et les travailleurs noirs.

Au début de l’ère coloniale américaine, les relations de travail permettaient d’établir une certaine égalité parmi les personnes libres, quelle que soit leur race. Cependant, des événements comme la rébellion de Bacon (1676) ont montré combien cette situation était instable. Pour empêcher de futures révoltes de cette sorte, les élites coloniales ont mis en œuvre des lois qui différenciaient les travailleurs blancs des travailleurs noirs, proscrivant la « servitude sous contrat » (indentured servitude) pour les blancs, tout en augmentant le recours à l’esclavage africain. Ces lois interdisaient aux noirs libres d’occuper des fonctions publiques, de posséder une arme et de témoigner contre des blancs. Ces interdictions ont introduit des différences de statut entre les noirs et les blancs, abaissant celui des noirs libres en dessous de celui des blancs libres, sans pour autant élever celui des ouvriers blancs vis-à-vis de l’élite dirigeante. En outre, des lois anti-métissage ont été adoptées dans le Maryland (1681) et en Virginie (1691), qui prohibaient les mariages entre blancs et membres de communautés non blanches. Ces lois sont à l’origine de la blanchéité en tant que catégorie sociale ; elles ont créé des liens entre les travailleurs blancs et les élites, qui ont détruit la solidarité entre les travailleurs blancs et les travailleurs noirs.

Cette construction de la blanchéité ne s’est pas limitée aux relations de travail. Elle s’est étendue à tout le tissu social et juridique des États-Unis émergents. Les idées contenues dans ces nouvelles lois ont ensuite eu des répercussions sur le plan matériel et social, ce qui, en retour, a renforcé et consolidé ces idées. Cette construction de la blanchéité a jeté les bases de la fondation d’une nation explicitement basée sur la suprématie blanche. La Citizenship and Naturalization Act de 1790, adoptée par le premier Congrès des États-Unis, a restreint la citoyenneté aux « personnes blanches libres », renforçant ainsi la suprématie blanche comme principe national. Les lois et politiques qui ont suivi, allant des lois anti-métissage aux arrêtés anti-immigration, ont perpétué ces hiérarchies raciales, s’assurant que la blanchéité reste une condition préalable à la pleine participation à la vie politique et économique de la nation. Pour être admissible à la citoyenneté, une personne devait être blanche et libre, et avoir vécu aux États-Unis pendant au moins deux ans. La Société américaine de colonisation, fondée en 1816 par le Président élu des États-Unis avec le soutien généreux de nombreux propriétaires d’esclaves, a proposé de réinstaller les noirs libres en Afrique de l’Ouest. De plus, les femmes blanches qui étaient citoyennes et celles qui avaient épousé des hommes non blancs ont perdu leurs droits de citoyenneté.

Ce principe national a été confirmé par l’arrêt de la Cour suprême de 1857 dans l’affaire Dred Scott c. Sanford, qui a statué que la Constitution américaine n’étendait pas la citoyenneté américaine aux personnes d’ascendance noire. L’idée a été continuellement renforcée par la proscription de la naturalisation et de l’immigration des non-blancs. Les lois restrictives sur l’immigration ont été conçues pour préserver cette identité nationale blanche. On compte parmi celles-ci :

– La loi d’exclusion des Chinois (1882) qui a interdit l’immigration de travailleurs chinois pendant dix ans. C’était la première loi importante restreignant l’immigration sur des critères d’origine ethnique. Elle a été prolongée à plusieurs reprises, interdisant de fait toute immigration chinoise jusqu’à son abrogation en 1943.

– La Loi sur l’immigration (1917) a créé la « zone asiatique interdite », limitant l’immigration de la plupart des pays d’Asie et des îles du Pacifique.

– La loi d’urgence sur les quotas (1921) a limité l’immigration à 3 % de la population américaine pour toutes les nationalités en 1910.

– La Loi sur l’immigration de 1924 a baissé ce plafond à 2 % et basé les quotas sur le recensement de 1890, tout en les faussant afin de privilégier les immigrations plus anciennes. Les lois de 1921 et 1924 ont eu pour effet d’exclure les migrants asiatiques et de favoriser ceux d’Europe du Nord et de l’Ouest, aux dépens de ceux d’Europe du Sud et de l’Est.

– La loi sur la nationalité (1952, loi McCarran-Walter) a maintenu le système des quotas mais a aboli les restrictions raciales à la naturalisation. Les quotas ont continué de favoriser l’immigration européenne. Ont aussi été introduites des considérations idéologiques : exclusion des communistes et des personnes soupçonnées de subversion.

– La loi sur la réforme de l’immigration illégale et celle sur la responsabilité des migrants (IIRIRA, 1996) a renforcé les contrôles aux frontières et les sanctions contre l’immigration illégale.

– L’Administration Trump (2017-2021) a restreint l’entrée de ressortissants venant de plusieurs pays à majorité musulmane, limité les demandes d’asile et réduit les admissions de réfugiés à des niveaux historiquement bas.

En raison de la puissance du nationalisme racial aux États-Unis (NDT : le nationalisme racial est une idéologie se réclamant de la « pureté raciale »), même Eugene Debs n’a pas réussi à convaincre le syndicat qu’il dirigeait – l’American Railway Union – d’admettre des travailleurs noirs. Au moment de la création du deuxième KKK, ils avaient un effectif d’environ 3,5 millions d’adhérents, égal à celui de l’AFL (Fédération américaine du travail). L’UNIA (Universal Negro Improvement Association and African Communities League) comptait, elle, plus de six millions de membres. Cela montre que le nationalisme racial aux États-Unis comme principe d’organisation est au moins aussi puissant que celui de la classe. Par conséquent, l’auto-organisation des noir.e.s est une question préalable et une précondition à l’unité de classe des travailleurs noirs et blancs, comme l’ont souligné à la fois Malcolm X, Lénine, et Trotsky, parce que la lutte noire est avant tout un type particulier de lutte nationale découlant des circonstances spécifiques de la création des USA, à savoir une nation coloniale construite par des colons en tant que nation blanche.

Colonialisme, impérialisme et la défaite historique des peuples non-européens

La base historique et matérielle de la suprématie blanche a été posée dès 1492, avec la reconquête de la péninsule ibérique par Ferdinand et Isabelle et l’expulsion des Maures, ainsi que le premier voyage de Colomb vers les Amériques. Ce dernier événement a créé les conditions du plus grand génocide de l’histoire mondiale et du début de la conquête et de la colonisation des terres non européennes par les Européens.

Cela s’est poursuivi jusqu’au XXe siècle avec notamment la conquête complète et la colonisation des Amériques, les colonisations de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, l’absorption de l’Inde par l’empire britannique, l’absorption de l’Indonésie par l’empire néerlandais, l’absorption de la Malaisie par l’empire hollandais puis britannique, la colonisation de l’Afrique du Sud, l’assujettissement de la Chine grâce aux guerres de l’opium, l’absorption de l’Indochine par l’empire français, la partition de l’Afrique entre les puissances européennes, la partition de l’Asie occidentale par les Britanniques et les Français à la suite de l’effondrement de l’Empire ottoman, et le projet colonial sioniste en Palestine.

Les guerres génocidaires contre les peuples autochtones des Amériques, d’Océanie et de l’Afrique australe visant à créer des colonies de peuplement, la traite négrière transatlantique et l’expropriation des terres et ressources des peuples non européens par les Européens représentent une défaite historique mondiale des peuples non européens.

La construction des catégories raciales comme nous l’avons vu ci dessus  qui a permis l’instrumentalisation des populations blanches européennes afin qu’elles participent activement à l’oppression des populations non blanches dans les colonies de peuplement et dans les terres non européennes. Tout cela constitue la base matérielle de l’oppression des personnes non blanches par celles d’origine européenne. Ce mécanisme a non seulement enrichi les travailleurs européens, mais les a conditionnés à s’identifier à leur propre bourgeoisie grâce à un sentiment partagé de supériorité raciale sous une apparence de naturel et d’immuabilité. A son tour, cela  renforce la conscience nationale impérialiste, freinant considérablement le développement de la solidarité internationale de classe.

Implications contemporaines

Aujourd’hui, l’interaction entre la race et la conscience de masse continue de façonner les politiques mondiales et nationales. Aux États-Unis, l’élection de Barack Obama et la montée consécutive de mouvements tels que le Tea Party, précurseur du mouvement MAGA actuel, montre la persistance de l’angoisse blanche. Cette dernière s’est approfondie et envenimée à la suite de la décennie des droits civiques, c’est-à-dire à partir de la décision de la Cour suprême dans l’affaire Brown contre le Conseil scolaire de Topeka en 1954 jusqu’à l’adoption par le Congrès de la loi sur les droits civiques en 1964. Ces dix années ont vu le développement de l’activisme et du militantisme noirs, qui ont donné naissance au mouvement du pouvoir noir qui s’est identifié à la montée des luttes anti-coloniales et anti-impérialistes en Amérique latine, en Afrique et en Asie.

Les quelques brèves périodes au cours de la « Reconstruction » ( l’après-guerre civile; la lutte pour les droits civils, l’été des manifestations de 2020) ne sont que des ponctuations dans une histoire globale de domination de la conscience nationale blanche sur la conscience de classe indépendante. Des décennies de stagnation du niveau de vie, de désindustrialisation économique, de changements culturels et d’évolutions démographiques ont exacerbé les insécurités chez les Américains blancs, alimentant le retour à des idéologies nativistes blanches et racistes. L’émergence de Trump à la position dominante du leadership idéologique représente le retour de la norme de la fragilité blanche américaine.

À l’échelle mondiale, la montée de l’Asie en général et de la Chine en particulier pose un défi à l’hégémonie occidentale. L’expansion des BRICS+ avec sa part toujours croissante du PIB mondial, de la population et de la production pétrolière constitue le défi le plus important à la domination économique occidentale depuis Bretton Woods. Cela pousse de plus en plus l’impérialisme nord américain vers le domaine militaire où leur supériorité reste écrasante que ce soit en termes de puissance et que de portée militaires.

Les puissances impérialistes ont donc cherché à renforcer la conscience nationale, en faisant souvent appel à la suprématie blanche. La métaphore infâme de Josep Borrell sur l’Europe comme un « beau jardin » menacé par la « jungle » illustre le discours racialisé utilisé pour justifier l’agression impérialiste sur le front de la politique étrangère, tandis que l’obsession sur les immigrations africaine et asiatique en Europe, et mexicaine aux États-Unis sert à renforcer la conscience nationale sur le front intérieur.