Les premiers dilemmes de Nicolas Sarkozy

First published: July 2007

Le projet de Nicolas Sarkozy au moment de son élection était tout à fait clair. Lorsque les USA ont lancé leur offensive en Irak, trois des quatre principaux gouvernements européens ne l’ont pas soutenu, la France, l’Allemagne et la Russie. Seule la Grande Bretagne a activement collaboré avec les forces américaines. Bien que l’opposition de ces puissances européennes ait été essentiellement verbale, cette division au sein même du camp impérialiste a incontestablement renforcé le mouvement anti-guerre au niveau international et dans une certaine mesure, bien que très restreinte, la résistance en Irak.

L’administration américaine s’est alors fixée comme objectif central d’en finir avec ces gouvernements européens qui ne l’avaient pas activement soutenue. Il fut d’abord accompli en novembre 2005 avec le remplacement de Schroeder par Merkel. L’élection de Sarkozy en France en est la seconde étape.

La stratégie de Sarkozy vise à réaligner délibérément la politique française sur celle des Etats Unis. Cette orientation pro nord-américaine a clairement été énoncée par Sarkozy lui-même et très vite appliquée avec la nomination au ministère des Affaires Etrangères, de Bernard Kouchner, l’un des rares socialistes qui aient soutenu la guerre en Irak.

Les premières actions de politique étrangère ont confirmé cette orientation. Le Liban est à l’heure actuelle une des régions du monde où les intérêts de l’impérialisme français coïncident avec ceux de l’impérialisme US. Traditionnellement la France était la puissance impérialiste dominante dans ce pays, grâce à leur alliance avec les dirigeants chrétiens libanais. Aujourd’hui, les Etats-Unis sont en train de rejoindre cette alliance, de même qu’Israël dans son opposition à la Syrie. Kouchner n’a donc pas tardé à être dûment dépêché au Liban, sitôt Sarkozy élu, pour défendre une ligne plus activement anti syrienne et anti palestinienne.

Cependant, adopter une orientation d’alignement sur la politique US est une chose, c’en est une autre d’arriver à l’appliquer dans toutes ses conséquences. Sarkozy s’est ainsi heurté à certaines contradictions, sur les plans politique et économique.

Il est évident que du point de vue économique le but de l’impérialisme nord américain est avant tout de renforcer ses propres positions et non celle de ses concurrents. L’impérialisme US a recours a la force militaire, comme en Irak, parce qu’il n’est pas économiquement compétitif face à ses rivaux impérialistes – comme le montre graphiquement le déficit croissant de la balance des paiements.

Pourtant il existe un domaine dans lequel les USA restent compétitifs, à savoir l’aviation civile – grâce notamment aux énormes subventions cachées que reçoit pour son travail militaire Boeing, premier fabriquant américain. Airbus – son rival européen à domination française – est son seul concurrent sérieux. Airbus a néanmoins dû faire face dans la période récente d’une part à d’importants problèmes liés à la hausse de l’euro face au dollar qui favorise Boeing au niveau de la concurrence, d’autre part à des difficultés dans la fabrication de l’A380. Economiquement, l’affaiblissement d’airbus irait tout à fait dans le sens des intérêts des USA. Mais pour l’impérialisme français, airbus est un de ses plus importants projets économiques de haute technologie. Depuis son élection, Sarkozy a donc intensifié le soutien à airbus, démarche qui est contraire aux intérêts américains.

Du point de vue politique, les Etats-Unis encouragent et se lient à un certain nombre de courants « nationalistes » dans le but d’affaiblir la cohésion de l’Union Européenne. Ainsi en Grande Bretagne, la presse « eurosceptique » et l’orientation « eurosceptique » du parti Tory consistent, en fin de compte dans leur contenu concret, à se subordonner aux USA, ce qu’énoncent clairement certains stratèges de la direction du parti Tory tels que Gove. En Pologne, les USA se sont alliés aux frères Kaczynski qui, en tant que président et premier ministre, se servent et/ou soutiennent des courants antisémites, anti-russes et homophobiques. Sarkozy a aussi utilisé toute une rhétorique nationaliste française pendant sa campagne électorale, autour de thèmes anti- musulmans, anti-immigrés et patriotiques.

Mais de telles positions entraînent Sarkozy vers des positions stratégiques qui divergent de celles des USA sur la question de l’adhésion potentielle de la Turquie à l’Union Européenne. La Turquie est l’un des principaux alliés nord-américains au Moyen Orient – et c’est le plus grand pays islamique qui soit prêt à s’allier ouvertement avec Israël.  Les USA s’appuient sur l’élite militaire turque qui a un passé non seulement putschiste mais aussi d’opposition aux courants ‘islamistes’, c’est-à-dire anti-américains. La Turquie est le pays qui fournit le plus grand nombre de forces armées à l’OTAN – à part les USA. Cependant l’influence traditionnelle de ces militaires pro US et de leurs alliés politiques s’est érodée à cause de leur soumission servile aux intérêts des Etats-Unis. Ces militaires n’ont pas réussi à ce que la Turquie soit utilisée par les USA pour l’invasion de l’Irak, et les courants ‘islamistes’ anti-nord-américains, ceux  pour qui l’avenir de la Turquie réside dans une alliance avec les Etats du Moyen Orient et non avec les Etats-Unis, se sont renforcés.
Pour les Etats-Unis il est donc stratégiquement important que la Turquie rejoigne l’Union Européenne car cela donnerait un contexte socio-économique plus stable aux militaires et à leurs amis politiques. Pendant sa campagne électorale, la rhétorique anti-islamique de Sarkozy l’a, quant à lui, amené à rejeter catégoriquement l’adhésion turque à l’UE. Depuis, il maintient sa position. Les Etats-Unis craignent qu’une telle situation où, sans arrêt et explicitement, il est fait obstacle à l’entrée de la Turquie dans l’UE ne finisse par renforcer les courants anti-occidentaux dans le pays. Il s’agit là d’une différence stratégique d’importance entre Sarkozy et les USA.

Malgré cela, Sarkozy n’a eu aucun mal, dans la période précédant la campagne électorale, à convaincre l’opposition bourgeoise française d’essayer de former une alliance rapprochée avec l’impérialisme US. Au sein du parti dirigeant, l’UMP, les forces chiraquiennes qui avaient refusé de soutenir l’invasion nord-américaine de l’Irak, ont été écartées. Le Parti Socialiste a été battu aux présidentielles. Ces résultats confirment, une fois de plus, que les bourgeoisies française et allemande sont incapables d’une résistance sérieuse face aux USA sur la plupart des grands sujets – du fait de leur dépendance politique internationale et militaire à leur égard.

Cependant Sarkozy doit affronter une autre question au niveau de la société française. Le capitalisme qu’il souhaite, s’approcherait assez du modèle anglo-saxon à la ‘Reagan-Thatcher’. Malheureusement, l’impérialisme français ne dispose pas des réserves économiques qu’avaient Reagan et Thatcher au moment où ils lancèrent leur vigoureuse offensive contre le mouvement ouvrier dans les années 80. Reagan pouvait compter sur la capacité des USA à emprunter des milliards de dollars de l’étranger à court et moyen terme – grâce au rôle dominant du dollar sur le plan international, et à la position dirigeante des USA au sein du système impérialiste. Il avait les moyens de mener une politique où l’économie perdait sa compétitivité car il lui était par ailleurs possible de financer les déficits croissants de la balance des paiements qui en découlaient. Quant à Thatcher, elle a pu profiter des énormes bénéfices tirés des revenus du pétrole de la Mer du Nord – qui à leur point culminant représentaient un tiers des profits créés au Royaume Uni. Cela lui a permis de laisser s’effondrer de larges secteurs industriels sans que cela crée une pression économique intolérable.

Sarkozy ne possède pas de telles réserves stratégiques. Si les USA peuvent emprunter des sommes gigantesques de l’étranger, l’impérialisme français est lui bien trop faible pour demander de telles concessions. Sarkozy ne dispose pas non plus de ressources telle que le pétrole de la Mer du Nord. Pour être compétitive, l’économie intérieure française a besoin de renforcer ses secteurs industriels et ses services – dans un système capitaliste, cela implique de baisser le pouvoir d’achat de la population. Si Sarkozy a pu facilement gagner à lui les autres secteurs de la bourgeoisie française, il lui reste encore à affronter la population française tout en sachant qu’il ne jouit pas des avantages qu’avaient Reagan ou Thatcher.

L’épreuve de force d’une telle confrontation n’est pas encore à l’horizon mais les résultats du PS aux législatives, bien meilleurs que prévu, et essentiellement dus au projet d’augmentation de la TVA du gouvernement Sarkozy, montrent quels problèmes politiques sont susceptibles de survenir. Au cours des années 1990, les syndicats français ont remporté une série de confrontations de grande ampleur avec les gouvernements en place. C’est cette tendance que devra complètement renverser Sarkozy s’il veut mener à bien son projet.

Outre leur sens évident du point de vue intérieur pour la France, quelles autres conclusions sur le plan international peut-on tirer de ces considérations? La première, déjà mentionnée, est que les bourgeoisies d’Europe occidentale sont incapables d’opposer une résistance un tant soit peu consistante aux Etats Unis sur la plupart des grandes questions. Les USA ont réussi à éliminer les deux gouvernements de Schroeder et de Chirac qui les avaient défiés sur la question de l’Irak.

Par conséquent, on ne peut compter que sur la population européenne pour mener une lutte résolue contre l’impérialisme américain. Il existe sur le continent une série de courants minoritaires mais néanmoins significatifs qui ont continué à s’opposer avec détermination à la guerre en Irak et à d’autres politiques nord-américaines. Dans certains cas, ces courants se trouvent au sein des partis ouvriers traditionnels. Dans d’autres, de nouveaux partis de taille importante se sont formés tel que Die Linke en Allemagne. Il est crucial de commencer à coordonner ces courants.

Ces forces ont un certain nombre d’alliés objectifs, mais en termes politiques d’orientation explicitement socialiste, ils convergent avec les courants dirigés par Castro et Chavez en Amérique latine. La coordination de cette gauche européenne et la création de liens avec la gauche en Amérique latine son il est fait t, plus que jamais, la tâche centrale la plus urgente de la période actuelle.